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20 juillet 2008

LES CARESSES DU CRAYON

Allez, un petit texte pour la route...

A Jude et Ludo

Je tenais sous mon bras mon grand carton à dessin et me hâtais, en longeant les quais, de rejoindre l’école des Beaux-arts pour le dernier cours de l’année. Bien que le dessin fût une de mes disciplines favorites - et je m’acquittais généralement de mes devoirs avec une dextérité et une rapidité d’exécution qui ne laissaient pas d’étonner mes professeurs -,  il me tardait, ce jour, d’en terminer avec la séance. Un appel plus pressant encore me faisait languir depuis le réveil. Juin brillait de tous ses feux, de cette luminosité presqu’insoutenable à l’œil que lui confère le vent, quand il est de la partie. Le vent qui efface toutes les opacités du cristal de l’air et qui, parce qu’il empêche les températures de monter, donne à l’éblouissement quelque chose de surréel. Les houppiers des arbres s’agitaient bruyamment sur fond d’azur et les galets qui luisaient au fond de l’eau limpide de la rivière lui donnaient la jeunesse apparente d’un torrent de montagne. Le grand croissant de sable, dont je devinais la présence magique, là bas, au-delà des vertes collines qui abritaient la ville des vents marins, s’offrait déjà à moi dans mon imagination, comme un corps alangui. J’étais aveugle au spectacle urbain, j’étais déjà là-bas en esprit. C’était un vent de terre qui écrêterait les grands rouleaux d’émeraude et ferait de chacun une superbe jument rétive qu’il me tardait de chevaucher et de dompter. Je me voyais déjà, dans la poussière de diamant des embruns, glisser sur une eau devenue solide par la magie de mon corps agile, fendant de l’étrave dérisoire de ma planche une immensité turquoise. Je voyais déjà les autres, et moi communiant avec eux, dans la fierté arrogante de notre jeunesse aux manières d’insouciance, nos cheveux mi-longs jouant du vent comme d’une harpe invisible. Je me représentais nos corps, arqués, cambrés, pour suivre la vague au plus près. J’imaginais nos corps devenus vagues.

J’étais légèrement en retard au cours, si bien que je me hâtai de rejoindre une place vacante, repérée d’un rapide coup d’œil lancé du pas de la porte, sans détacher ensuite mon regard du sol, un peu encombré de ma personne. Je déteste déranger. Ce n’est qu’une fois installé tant bien que mal que je portai mes yeux sur le centre de la salle où se tenait le modèle du jour. Je n’avais guère prêté attention à la remarque de notre professeur, la fois dernière, à l’issue du cours, lorsqu’il avait annoncé une surprise pour la dernière séance. J’en compris d’emblée la teneur. Notre nu serait, pour la première fois, masculin. Les apprentis artistes étaient déjà tous à crayonner, rien ne se lisait sur leur visage que la concentration et l’attention. Leur expression n’aurait pas été différente, me semblait-il, s’il s’était agi d’un pantin articulé ou même d’une nature morte. Mon professeur me jeta une œillade rapide comme l’éclat d’un phare mais je la saisis néanmoins à son passage sur moi et je crus y déceler – mais je ne l’aurais pas juré – un brin d’ironie.

Je m’appliquai donc à embrasser du regard les formes du modèle. Mais je ne parvenais pas à le voir comme une simple géométrie. Il était d’une beauté renversante. Ma main, qui tenait un crayon qui n’avait pas encore effleuré le grain du papier, tremblait, ma salive avait reflué comme dans les crevasses d’une terre exsangue et ma langue s’engluait contre mon palais. J’étais ému par l’indicible qu’exprimait son corps, d’autant que sa plastique n’était pas conforme aux canons d’une beauté masculine stéréotypée dont on aurait pu craindre qu’elle nous fût offerte à dessiner. Il était l’incarnation même d’un idéal masculin qui ne l’avait pas précédé, même dans mon imagination, car il paraissait l’avoir engendré en naissant à mes yeux. Ses formes affichaient une virilité atténuée mais que rien n’efféminait, ses courbes n’étaient que sensualité, mais point trop lascive. Encadrés par de longues boucles brunes, ses yeux sombres s’arrondissaient dans une ingénuité dont on brûlait d’avoir un ardent démenti. Au bas d’une petite toison noire que rien n’annonçait sur son torse et son ventre, son sexe noueux, reposant doucement sur le côté comme alangui, était presque une incongruité et je le désirais autant comme antithèse de ce corps que comme sa clef de voûte.

A ce moment je constatai que, malgré la quasi immobilité à la quelle il était astreint, il avait légèrement infléchi son regard pour me dévisager. Il y avait dans ces yeux une prière à mon adresse que je saisis d’emblée. Imperceptiblement, quelque chose changea dans son attitude, dans sa pose, quelque chose qui ne se mesurait pas, quelque chose qui ne se dessinait pas et que personne, sans doute, dans l’assistance ne remarqua, mais qui était pour moi d’une parfaite éloquence. Il me priait de le dessiner comme il m’aurait prié de lui faire l’amour. Dès lors, chaque trait sur le papier faisait vibrer mes mains de l’émotion du plaisir donné, chaque coup de crayon m’était aussi charnel qu’une caresse, et mon regard relevé incessamment sur lui, plus qu’il ne prenait les mesures de ses proportions, s’assurait qu’il ressentait l’exploration de mes mains. Je lisais désormais partout sur lui l’abandon, en même temps que la lutte perpétuelle pour ne rien laisser paraître de ses émois. Lorsque son double avait fini de naître sur mon chevalet, je me sentis vidé de ma substance et béat comme après avoir tout donné à l’embrasement de deux corps.

Je l’attendis, assis sur les marches de l’école des Beaux-arts. Il sortit un peu après les étudiants, flottant dans d’amples vêtements que le vent animait de vaguelettes. Habillé, il m’était devenu accessible. Quand je fis mine de me lever pour le rejoindre, lui parler, sans avoir la moindre idée que ce que seraient mes premiers mots, il fit un geste de sa main, ayant deviné mes intentions, un geste terrible pour me tenir à distance. Puis, comme pour devancer ma trop grande déception, lui vint un sourire, que je n’oublierai jamais, un sourire généreux et indulgent et d’une petite inclinaison du visage, il sembla me dire : jamais deux êtres n’ont fait si merveilleusement l’amour que nous deux, tout à l’heure. N’entachons pas ce souvenir des marques d’une réalité toujours décevante.

Je ne le revis plus jamais.

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Commentaires
C
Chère Kleg', je faisais plus que me douter qu'il vous avait réduit dans l'état de l'arroseuse de rhodos. Mais peut-être, viendra-t-il aussi contrôler que l'arrosage des rhodos ne se fait qu'avec de l'eau !!!<br /> Et enfin pour lui dire que j'ai bien aimé ce texte en attendant de lire les autres.
K
Cher Cornus, vous vous adressez à un pélerin absent... C'est l'arroseuse de rhodo qui vous le dit !
C
Juste pour dire que nous sommes rentrés de notre périple bourguignon (et même vaguement alpestre). Bien entendu, je vais revenir mettre mon grain de sel, comme il se doit !
K
Je ne dis rien de l'adresse, mais ma foi, cette variation sur un thème connu fait plus que me plaire.
K
Oh la divine surprise !<br /> Je me demandais qu'est-ce qui aurait bien pu surgir aujourd'hui qui me donne le courage, non, qui vienne à bout de cette horrible flemme qui me laisse assommée de nullité. Je n'en espérais pas tant !<br /> Ainsi regonflée on peut peut-être parier sur une enveloppe kraft en fin d'été...Qui sait.<br /> Merci en tout cas pour le précieux viatique. <br /> Et que le périple soit beau !
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