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10 juillet 2008

LE RETOUR DU VIEIL HOMME

En pensant à Stephan Zweig et à bien d'autres choses...

hollilizheolGraduellement, la grande place se couvrait des curieux, affluant, qui nonchalamment, qui d’un pas pressé, tel un réseau hydrographique, de chaque artère de la ville. Le vent, comme presque tous les jours, saluait chaque nouvel arrivant sur le terre-plein pavé, ce belvédère façonné de mains d’homme, que rien, entre le jaillissement de la cathédrale médiévale et la candeur du palais présidentiel néo gothique nouvellement construit, n’abritait du grand souffle, venu tantôt des grandes prairies bleues de l’océan, tantôt de la verte surface des campagnes, qu’il dominait au sud et au nord. Ceux qui voulaient jouir des plus belles vues sur la capitale maritime, gravissaient, jusqu’à l’esplanade sommitale, les grands degrés de granite soutenus par de hautes murailles toisant la mer, entrecoupées de loin en loin, d’anciennes échauguettes et tourelles d’où furent repérés tant de navires anglais, d’où furent lancés tant d’alertes en des temps que la mémoire humaine peinait à situer. Tout ce fantastique dispositif, tous ces remparts crénelés, se hissant de ressauts en ressauts jusqu’au plus haut de l’éminence rocheuse, ne semblaient là que pour servir d’assise à l’altière cathédrale, dans les bases de laquelle ils paraissaient se fondre parfaitement.

Quiconque s’aventurait sur la première marche des larges escaliers de pierres beiges où scintillaient des milliers d’apparents diamants, était happé par l’irrésistible besoin de mener l’ascension à son terme que marquait l’amer des trois flèches de la cathédrale. Il gardait alors un religieux silence digne d’un « pardon muet » quand bien même ne crût-il ni à Dieu ni à Diable. Quand dans un dernier effort il atteignait le plateau ultime, pavé de dalles herculéennes, où la pioche des tailleurs n’avait pas réussi à effacer totalement les traces des sculptures marines, c’est le vent, Suroit aux fragrances iodées ou Galerne aux parfums d’herbages, le vent libéré, décuplé d’avoir été contrarié, d’avoir dû virevolter dans les mille ajours de la cathédrale, c’est le vent qui, mieux qu’un hymne ou un carillon, imposait, en dernier, la déférence à la solennité du lieu. L’immense vaisseau basilical, qui occupait tout l’éperon occidental de la place, jusqu’à en épouser les moindres contours, apparaissait alors comme suspendu au dessus de l’océan sans limites, retenu à la terre ferme à la seule force de ses énormes contreforts bandés à l’extrême et ancré à la roche au point de s’y confondre. La double batterie d’avirons de ses arcs boutants attendait indéfiniment le signal d’un hypothétique capitaine pour se mettre en branle et affronter les flots.

         A l’opposé de la cathédrale, lui faisant face du côté de la place qui jouxtait la vielle ville, toute vermoulue de ruelles étroites, le palais présidentiel, juste achevé, aux angles encore trop nets mais que le sel et le sable marins ne tarderaient à émousser, reprenait, des siècles plus tard, les motifs saillants de la cathédrale tout en s’en affranchissant, et faisait comme une seconde voix appuyant la mélodie. Au sommet des aigus toits d’ardoise ballotaient, sous un ciel moutonné des signes avant coureurs d’une perturbation atlantique dont tous espéraient qu’elle retarderait son assaut, les étendards de la jeune république. Aux grandes verrières festonnées de remplages ogivaux on devinait les vastes salles où se réunissaient les haute et  basse Chambres qui constituaient le parlement. Ici le siège de la présidence côtoyait les salles où débattaient les élus du peuple. C’était le signe voulu d’une démocratie plus fidèle à son nom.

         Ainsi le nouvel état avait-il investi, répondant à l’attente générale, la place haute de Ker-Us, bastion symbolique, pendant des siècles, d’une souveraineté à recouvrer. Toute l’identité du pays semblait ramassée autour du piton granitique entre terre et mer. Ceux des habitants de vielle souche qui gardaient le regard fidèlement tourné vers la mer, et le passé lointain, se seraient volontiers dits descendants des atlantes, arrières petits enfants des quelques habitants réchappés de la Grande Vague qui aurait englouti l’antique cité, dont les vestiges et surtout la mémoire gisaient sous les flots au pied des murailles de la ville haute. Leurs ancêtres auraient été ce petit groupe d’hommes qui avait suivi leur roi rescapé par miracle et avait rebâtit la ville, tels des pionniers, en haut de la falaise, hors de portée de la plus monstrueuse vague imaginable. On disait aussi que la où Ker-Is, la ville basse, avait été, la mer était plus poissonneuse et les pêches, en des temps où la ressource se raréfiait, encore miraculeuses.

         Pour l’heure, la place du palais disparaissait sous la foule massée. Seul, le parvis de la cathédrale, pourtant rarement délaissé par les badauds, était désert. On attendait que les lourds vantaux de chêne de la porte de cérémonie s’ouvrent et qu’apparaisse – on ignorait selon quel protocole – celui qu’on n’avait vu depuis des décennies et auquel le président voulait rendre hommage ce jour.

         Quel âge avais-je quand je le vis pour la dernière fois ? Une vingtaine d’année, guère plus. C’était une belle journée de juin, qui, associée à l’idée des grands congés estivaux imminants, portait à l’indolence. La grande majorité d’entre nous était fascinée par Yves Penntraezh et ses cours de littérature, mais nous étions presque tous inscrits à ses cours pour l’année suivante si bien que la certitude de le retrouver en octobre et l’appel des plages tout proches avaient eu raison des meilleures assiduités et que les rangs, dans l’amphithéâtre ce jour là, étaient clairsemés. A la surprise des rares présents, dont j’étais, une femme plus âgée que lui était à ses côtés, devant le grand tableau vert sombre. Il la présenta comme celle qui lui succèderait à la chaire de littérature. La consternation générale fut sensible au silence épais qui s’installa. Yves Penntraezh était celui, de tous nos maîtres, qui avait allumé en nous cette flamme, cet amour des lettres et surtout de la langue. Cette langue que, pour beaucoup, nous avions apprise dans une sorte d’élan militant, de sentiment d’un devoir qu’une muette autorité nous dictait et que soudain, grâce au verbe de Penntraezh, emportés par sa passion communicative, nous nous surprenions à aimer, à laquelle nous nous attachions comme jamais et que nous étions désormais prêt à défendre avec la force d’une conviction nouvelle.

         Oui, ce fut la dernière fois que je le vis, et comme si j’avais deviné à l’intonation de sa voix que ce retrait dépassait largement ses fonctions d’enseignant, j’en conçus d’emblée une peine profonde, je ressentis un manque quasi affectif, comme si je perdais là un guide, un ami proche même, alors qu’il avait été à mon égard qu’un professeur attentionné, me témoignant parfois de la dureté, parfois me prodiguant des encouragements fiévreux, attitude qu’il adoptait, me dit-on plus tard, à l’égard des étudiants en qui il fondait beaucoup d’espoir. Je fus surpris de ce pincement au cœur digne de celui que vous inflige un chagrin d’amour. Comment pourrais-je oublier ce jour, resté célèbre pour tous, comme celui où Yves Penntraezh, dans la fleur de l’âge, se retirait de la vie publique pour d’obscures raisons, et qui fut pour moi, en outre, celui de la prise de conscience, douloureuse autant qu’inattendue, de ma vraie nature. J’avais connu quelques filles charnellement et je ne manquais pas de sollicitations, mon physique m’avantageait, disait-on. Il y eut même ce qu’il est convenu d’appeler des amourettes, mais rien de tout cela n’avait réellement emporté mon cœur dans un tourbillon d’émotions comparables à ceux que la vie devait me réserver plus tard. A l’époque, j’imaginais que je n’étais que peu enclin aux choses de l’amour, que d’autres passions, plus intellectuelles, nourrissaient suffisamment mon être par ailleurs. Et puis l’amour se révéla à moi, dans toute sa force insoupçonnée, dans tout ce qu’il peut avoir de grandiose, de destructeur et d’essentiel. Tout ce que j’avais connu auparavant m’était apparu quantité négligeable car çà n’était pas l’amour, mais j’ignorais alors que ce n’en fût pas. Au même moment, dans un ouragan de l’âme, un voile se déchirait et m’était révélée la chose désignée par le mot trop connu d’ « amour » mais dont j’ignorais la teneur et mon inclinaison pour les garçons. Yves Penntraezh était d’une vingtaine d’année mon aînée et pourtant, à cet âge où cinq années vous paraissent encore éternité, je le trouvais bel homme. Il y avait quelque chose d’encore infantile dans son comportement qui brisait la soit disant barrière des âges. Je reste moi-même incrédule, plusieurs décennies plus tard, au souvenir de cette seule phrase prononcée : « je quitte l’enseignement » qui me propulsa, quelques petits jours plus tard, en ces quartiers de la ville, où les hommes se faisaient des œillades sans équivoque et où je donnai des satisfactions inouïes à mon corps et puis, plus tard, à mon cœur.

         Aujourd’hui, dans mon travail de romancier, dans mon engagement politique, je sais marcher dans ses traces. Pas une seule personne au monde n’a déterminé ma vie autant que lui, directement et indirectement, comme je viens de l’expliquer. Sans doute, du fait de ma petite notoriété, connaît-il mon nom aujourd’hui. Sans doute m’eût-il été possible, grâce à cela, de rencontrer cet homme si discret et inaccessible. Mais je n’ai fait aucune démarche dans ce sens. Que dire lorsqu’on se trouve en face de celui à qui on doit tout ? Que dire qui ne le fasse rougir et ne le mette dans l’embarras ? Que dire qu’il ne sache déjà alors que la seule chose qu’il ignore, mon ancien amour à son égard, le rôle déclencheur de son départ, devrait être tue ? Mais ce jour là, je voulais être parmi cette foule anonyme à lui rendre hommage.

         Yves Penntraezh avait au même moment quitté l’université, la tête du parti politique qu’il animait et sa femme. Il déclina dès lors toutes les invitations dans les médias. On ne le vit plus. La retraite quasi monacale de celui dont on disait qu’il serait sans nul doute le premier président de la nouvelle république qu’il appelait de tous ses vœux et pour laquelle il combattait sur tous les fronts de ses compétences, fut interprétée comme une effroyable crise de doute, comme un abandon de ses idéaux de toujours. Il incarnait le possible qui devint du même coup improbable.

         Mais Penntraezh ne tarda pas, du fin fond de sa cache, au ponant du Ponant, disait-on, à refaire parler de lui. C’est semble-t-il à ce moment qu’il laissa vraiment libre cours à ce qu’il était : un écrivain. Il avait cessé d’être le meneur politique, l’allumeur des passions estudiantines pour réaliser son essence. C’était sans doute le délestage nécessaire, le prix à payer. Et sa force de conviction était restée la même. Au tranchant de sa plume, en taraudant les consciences, en assiégeant le siège des émotions, en habillant de fiction les plus folles utopies, il creusa plus que jamais la route à ses successeurs dans l’action. Tous les historiens aujourd’hui s’accordaient à dire que ses romans, ses essais, ses pamphlets, avaient été le plus sûr fer de lance pour la reconnaissance de la république.

         Le président actuel avait exprimé le désir de rendre hommage au vieil homme de son vivant. Son entourage aurait peu parié sur ses chances de le convaincre. On connaissait assez sa volonté de rester hors des bruits et fureurs du monde. Son fidèle secrétaire, seul, faisait le lien. C’est dire si la lettre de Penntraezh adressée à la présidence surprit :

« Mon inclinaison serait de refuser et au diable les prétextes de modestie. On sait trop bien ce qu’on a réussi dans la vie, quand on a la chance de compter quelques réussites, pour ne pas en éprouver satisfaction, voire fierté. Mais cette fierté, voyez vous, il ne me sied guère de la montrer en spectacle. D’autre part, et je crains là que ma futilité et ma coquetterie vous abasourdissent, même si l’âge m’a moins marqué que d’autres, je préfèrerais ne pas infliger ce choc à ceux qui ont souvenir de moi, tel que j’étais il y a quarante ans, quand tout arriva. Mais j’ai une impardonnable erreur à réparer, je veux dire au monde que les meilleurs d’entre nous ont leur faiblesse, leur turpitude, que ceux qu’on pare de tous les courages sont capables des pires veuleries. Je viendrai mener mon dernier combat. »

J’étais dans les premiers rangs. Moi qui, de toute mon existence, n’avait jamais joué les groupies, le nez collé à la scène, au plus près d’une idole vivante, je voulais cette fois être aux premières loges. C’était l’étudiant de vingt ans je crois, qui revivait en moi ce jour. Même mon amour pour lui semblait sortir d’une  longue hibernation. J'étais soudain Roland de la Confusion des sentiments, avouant sur le tard qu’il n’avait jamais aimé personne autant que son vieux professeur de philologie, dans cette nouvelle de Stephan Zweig qui m’avait fait pleurer tant elle semblait raconter cet instant primordial de ma vie, ou du moins presque. Le professeur aimait Roland d’amour.

Lorsque la porte s’ouvrit et qu’en sortaient déjà des personnages protocolaires, mon cœur se serra. Je dus m’avouer que je craignais la décrépitude du corps, les avant signes de la mort marquant celui qui aurait dû être éternel. Son apparition me causa soulagement et admiration. Il était toujours beau. Mes lèvres, contre mon gré s’ouvrirent, et réitérèrent la phrase que j’avais pensée, à son adresse et à voix haute : Vous êtes toujours beau.  Il tourna son visage dans ma direction et se figea. Il prit cet air sévère et cassant que je n’aurais oublié pour rien au monde et dont nous nous demandions toujours, nous autres les jeunes étudiants, s’il fallait le prendre au sérieux ou non : Crois-tu que je me serais présenté devant vous tous si je ne l’avais pas été encore un peu, beau ?

Il tourna alors son regard bleu et sa moustache blanche, très fine, vers le président qui entamait le discours. Celui-ci fut bref. Yves Penntraezh en avait fait une condition à sa présence.

Alors, il se tourna vers la foule, contempla ses pieds comme dans une hésitation, puis releva son visage d’un air cette fois déterminé :

« Je ne suis pas ici pour faire la litanie de ce que j’ai fait dans ma vie, vous le savez tous aussi bien que moi et vous en jugerez par vous-même. Je suis ici pour faire ce que je n’ai jamais fait encore devant vous, et vous dire une vérité qui vous est due et dont la si longue occultation a été un crime contre moi-même et mes semblables. Non, il y a quarante ans, comme vous avez pu vous en rendre compte par la suite, je n’avais pas fui la cause de mon pays, je n’avais pas fui la difficulté de la tâche, j’avais fui la compagnie… de mes jeunes étudiants. »

A cet instant il saisit son vieux secrétaire par l’épaule et l’entraîna sans un fougueux baiser.

Lorsqu’il avait parlé des jeunes étudiants, j’aurais juré qu’il avait vissé son regard bleu pâle dans mes yeux.

Oh, Roland, Roland, pourquoi toutes ces vies gâtées à ne pas vivre sa destinée ?

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Commentaires
C
Apprendre à dénicher le vrai du faux, la réalité du plausible, le ça s'est passé du ça aurait pu se passer... Je m'y suis exercé parfois, je m'y suis souvent cassé le dents. Ce soir, je rends les armes. Je ne cherche plus, je lis un texte qui se suffit à lui-même. Bravo au méridional.
M
tu pourrais pas le finir avant que je lise (corrige hi!hi!) pendant les vacances?
K
Oui, bon ben moi j'ai délaissé pour plaire à Monsieur un texte dont j'ai décidé que la page 250 serait prête fin août. Alors hein....
M
Kleg> Le problème, c'est que je ne travaille pas aux photos mais à un texte auquel il faut les forceps pour qu'il sorte... Peut-être, de guerre las, en viendrai-je à la bagatelle.. Hi!hi!hi! <br /> Pourquoi, au fait, y'a un concours?
K
Alors ces photos, ça vient ? Hihihi...
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