ANGIE ET ANGELE
L’indispensable amie d’Yves se prénomme Angèle. Mais toutes leurs connaissances communes l’appellent Angie. A tel point qu’Yves ignora longtemps qu’il s’agissait là d’un diminutif ou d’un surnom. Ca lui avait paru inhabituel mais il s’en était accommodé sans broncher. C’est bien des années après, qu’il prit conscience pour la première fois que certains la connaissait sous le nom d’Angèle. Il fit le lien avec celui qui lui était habituel mais, n’étant pas très proche d’Angie à l’époque, n’y prêta guère attention. Depuis, des occasions plus fréquentes lui sont données d’entendre son état civil. Et à chaque fois, il trouve cela étrange, voire inconvenant. Il est particulièrement étonné de ceux à qui elle à été présentée sous le nom d’Angie et qui d’eux même restituent un nom officiel probable et lui servent soudain du « Angèle ». De la même manière, il s’étonne parfois de ceux qui, après avoir changé de langue, l’appellent Yves alors qu’ils l’ont toujours connu comme Iwan ! Mais Yves a toujours su qu’il se prénommait ainsi, alors qu’il cru longtemps qu’Angie n’avait pas d’autre nom. Il n’a d’ailleurs jamais pu associer Angèle à Angie, tant et si bien que lorsqu’on la lui évoque ainsi il a toujours un temps d’adaptation pour comprendre de qui il s’agit. Yves n’aime pas qu’on utilise « Angèle ».
Yves fume sa petite clope bien méritée sur les marches en bois face à une demi-Lune satellitée d’une étoile unique. Il imagine une petite fiction, tansé qu’il a été par d’insatiables lecteurs. Il imagine un personnage féminin qu’il nomme sans réfléchir Angèle. Tiens, pourquoi ce prénom ? Parce que le personnage qui naît dans son esprit lui rappelle quelqu’un qui a existé… qui s’appelait Angèle. Et pouf, éclair de lumière dans la tête, il comprend soudain pourquoi il n’aime pas qu’on appelle Angie Angèle.
Yves avait une dizaine d’année. Sa mère donnait des leçons de rattrapage scolaire à Angèle. C’est ainsi qu’Angèle devint la copine d’Yves. Il lui semble qu’une fois de plus il ne l’avait pas choisie. Elle était de ces rares étrangers admis à la maison, alors… Alors Angèle venait jouer avec Yves. C’eût été tout à fait supportable, bien qu’il la trouvât très laide, si cette dernière ne s’était prise d’envie, un beau jour, de changer la tonalité du jeu. Elle avait emmené un mange-disque, lui fit manger un disque de Sheila et voulut danser avec Yves. Elle ignorait bien sûr qu’Yves n’aimait pas les filles – au moins pour ce jeu là. Dansa-t-il, déclina-t-il l’offre ? Il ne s’en souvient plus. Il se souvient par contre d’avoir refusé le « baiser comme au cinéma » qu’elle insinuait. Il pensait avoir été clair mais Angèle ne lâcha pas prise aussi facilement. On pourrait penser que, bien qu’il ne fût pas intéressé, Yves se glorifiait de cette assiduité, eh bien on se tromperait du tout au tout. Il en souffrait. Flirter avec une fille lui apparaissait contre nature et l’acharnement d’Angèle, ou de moins ce qui lui paraissait acharnement, car la pauvre fille était loin d’être une harpie, était un rappel incessant d’un malaise, de son anormalité. Il lui en voulait de lui proposer ce qu’il aurait dû aimer et que tous ses sens rejetaient. En même temps, il avait pitié d’elle. Et pitié de lui-même sans doute. C’était la première (et rare) fois qu’une fille lui faisait des avances assez claires et cela avait été un petit traumatisme. Bref, il en voulait à Angèle de tout cela. Un jour il fit consciemment ce qu’il ne refit jamais dans sa vie, il dit à Angèle, pour se débarrasser d’elle pour toujours, une phrase délibérée et monstrueusement méchante et misogyne. Bien des décennies plus tard il s’en veut encore. Ce petit épisode de sa vie est empreint d’une infinie tristesse et chaque fois qu’il entend « Angèle », c’est ce sentiment qui remonte, pas une de ces jolies nostalgies qu’on aime à cultiver, non, une tristesse moche et glauque.
C’est pour cela qu’il n’aime pas qu’on appelle Angie Angèle.